mercredi, décembre 26, 2007

Le mendiant du nouvel An

Sa première soirée fut un désastre. Les gens le regardaient bizarrement et passaient leur chemin. Il comprit assez vite: "J'ai pas assez de barbe, se dit-il". "Bon, je rentre dans mon studio, pour ce soir, ça ira bien". Il était frigorifié et frissonna toute la nuit. "Peut être que les clodos ont raison, je devrais rajouter une ou deux couches", se dit-il. Se rappelant un vieux truc de la guerre de 14, le lendemain il ressortit l'anorak garni de pages de journaux. Avec une barbe de deux jours, il avait déjà nettement moins bonne mine et ses traits aristocratiques tirés éveillait l'attention. Un retraité lui glissa une pièce de 5 francs. Comme il tardait à remercier, le généreux donateur se tourna vers lui:
- Vous avez pas l'air d'un vrai clodo, vous... Journaliste? Le chômage des cadres?
- Non, non, je suis malade, Monsieur et ... je n'ai pas les moyens de travailler... je suis malheureux.
- Bien sûr, bien sûr, courage, mon vieux.

La recette au bout de deux heures s'élevait à 18F30 et lui qui gagnait environ 10 000F par heure se dit que c'était déjà pas mal! Un confrère s'avança doucement:
- C'est ma place, bonhomme! Tu vas avoir des problèmes avec le syndicat.
- Excusez-moi, dit Jacques, confus. Je m'en vais tout de suite! Où pourrais-je aller à votre avis?
- Tu vas où tu veux, mais tu reviens plus ici, OK?!
Le ton était péremptoire.
- Oui, oui, bien sûr, compris.

Holà! C'était pas aussi simple que ça de mendier, bon sang! Des syndicats!?? N'importe quoi! Putain, mais on est vraiment dans un pays de merde!!! Houhou, je sens que je vais aller voir Jean-Marie pour discuter le bout de gras avec lui et puis... on trouvera un arrangement. Si je lui laisse une somme rondelette, il va me rendre mon blé, puis ce sera tout. Non, mais!

Dans l'heure qui suivit, il se fit déménager 3 fois de son poste pour des raisons similaires. Fou de rage, il s'écria:
- Prenez-la, votre place, bande de minables! J'ai d'autres moyens de gagner ma vie, si je veux...
Et repartit en claquant les talons.
Une grosse paluche s'abattit sur son épaule et le freina dans sa course.
- Calme-toi, bonhomme, c'est toujours comme ça au début. Faut pas te fâcher! On va trouver un arrangement...
Une espèce de Jean Valjean le regardait avec bienveillance et le sourire avec les dents jaunes et rares l'amusa.
- A qui ai-je l'honneur?
- Stone. Et prends-pas tes grands airs de princesse. Si tu veux gagner ta croûte, il vaut mieux que tu respecte les règles.
- Les règles?!
- C'est ça. Premièrement, t'emmerdes pas les copains. Deuxièmement, t'emmerdes pas les flics. S'ils te disent quelque chose, tu bouges. Troisièmement, tu te méfies du Samu Social. Ces ploucs sont capables de te foutre à l'hosto pour te laver. Quatrièmement, ne manger qu'une fois par jour et boire très peu. Parce que si tu vas pisser, tu perds ta place.
Puis, en haussant les épaules:
- Tiens, va en face, Grimaldi va boire son coup, t'es peinard deux heures. Allez!

Son calvaire dura deux mois. Bringueballé, ballotté de poste en poste, il finit par apprendre tous les points névralgiques de la capitale. Il se fit détrousser plusieurs fois par des inconnus, mais ne broncha pas et comprit la règle d'or: s'il voulait garder quelques sous pour lui le soir, il valait mieux les mettre dans son slip. Il apprit à se méfier des roumains, tziganes hongrois, clodos à gros chiens, femmes accompagnées d'enfants en bas âge, mais surtout de la ronde du syndicat. Deux par deux, comme des témoins de Jéhovah, ils passaient deux fois par jour et confisquaient 75% de la recette "pour le protéger et confirmer son homologation". Il faillit abandonner une dizaine de fois par jour durant ces deux mois cruciaux. Mais quelque chose le poussait à persévérer, il ne savait trop quoi...

Jusqu'au jour où il comprit le système, grâce à son sens aigu de l'observation. Les postes étaient très importants. Chaque poste avait son horaire. La tenue était secondaire mais l'attitude primordiale. Il fallait éviter à tout prix le regard des passants. Il fallait toujours avoir quelques sous dans la casquette. Mais de la petite monnaie, plus quelques grosses pièces. Jamais de billets, ça excitait trop les gamins voleurs. S'il disait merci, le passant s'en allait. S'il lui souriait tristement, ce dernier fouillait ses poches et rajoutait deux pièces de monnaie. Il avait appris à faire couler une petite larme (sans trop de mal au début, d'ailleurs) qui décuplait la générosité des grand'mères.

Son imagination se débrida. Un jour, il gagna un billet de 50 francs en proposant une pièce de 5 francs à un gamin qui tarabustait son père pour lui acheter un carambar. L'homme, vexé, eut un élan de générosité féroce. Il apprit donc à cerner les lieux, les horaires, l'ambiance (une musique douce favorisait les dons, le rap faisait fuir les âmes charitables).

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1 Commentaires:

Blogger cherielle said...

quel beau texte qui helas reflète tres ou trop bien la realité que chacun refuse a voir en bon egoistes que nous sommes !
avoir un toit et du pain , c'est un droit que chacun devrait avoir
je te souhaite bonne journée
gros bisous

décembre 27, 2007 2:59 a.m.  

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